Cela fait longtemps que je me suis pas livrée à l’exercice de présenter un livre. D’habitude, d’ailleurs plutôt des romans policiers puisque cela reste, de loin, mon genre préféré. Mais suite à un échange sur un précédent billet, je me suis décidé à parler de ce livre, qui m’a impressionnée en 2014. Son auteur Alexis Jenni a gagné le prix Goncourt en 2011. La critique, pour ce que j’ai pu en lire a été élogieuse.
Ce roman a un titre, je dois l’avouer, plus que rébarbatif: L’Art français de la guerre. Je ne l’aurais sûrement pas acheté de premier abord. Erreur.
Le roman se construit sur un constant aller-retour entre des passages que narrent un jeune homme désœuvré, reclus dans la banlieue lyonnaise, qui se déroulent dans une France d’aujourd’hui,- tellement d’aujourd’hui d’ailleurs qu’on en reste un peu ébahi à la lecture de certains passages- et les récits guerriers que lui fait le personnage Victorien Salagnon, ancien résistant devenu parachutiste en Indochine et en Algérie. La composition de ce roman construit sur cette alternance de récit à deux voix, celui qui narre et qui essaie de vivre aussi un peu et celui qui peint. Le peintre qui raconte en dessins mais qui au travers de la rencontre se livre tout entier. Il livre non pas seulement sa personne d’ailleurs, il livre une Histoire au travers d’histoires. Livrer est d’ailleurs le terme le plus juste pour ce livre qui parle, avant tout, et c’est ce qui m’a peut-être le plus fascinée, de la question de la transmission. La transmission de l’Histoire ou des histoires d’une génération à l'autre.
Nous le savons et nous ne pouvons l’ignorer, à moins de vouloir nous aveugler nous-même, le passé a une grande influence sur le présent. Ce livre nous parle de cela, justement. D’où vient la situation que nous vivons aujourd’hui en France ? Racisme, nationalisme, repli sur soi, peur de l’autre sous toutes ses formes ? Ces idées ne viennent pas de nulle part mais bien de notre histoire. Il ne s’agit pas non plus de juger l’Histoire, juste d’essayer de la comprendre. Pour se faire, pas d’autre choix que de la montrer dans toute sa cruauté, avec honnêteté.
L’Art francais de la guerre, c’est un peu un « roman à thèse » ou les personnages dissertent et en dissertant nous amènent à une forme de compréhension du monde et à une forme de condamnation de la guerre tout en la rendant si présente qu’elle en écœure. En lisant ce livre, je me suis demandé à plusieurs reprises si un roman sur la guerre pouvait être autre chose qu'un roman contre la guerre? Je me suis aussi demandé si le roman que je lisais était une ode au fascisme, où la violence refoulée et l'obsession de la race est là de manière quasi permanente et ou je lisais un livre gauchiste qui dénonce une certaine militarisation de la police française ou même des citoyens eux-mêmes face à « l’envahisseur » immigré ?
Dans le livre, il y a aussi une forme de condamnation de l’l’héroïsme. Les guerres de colonisation sont de sales guerres, suivies de parfaits exemples de décolonisation ratée, c’est ce qui ressort de la narration. A un moment, le narrateur demande au vétéran s’il a torturé, question que beaucoup de ma génération ont souhaité poser à leurs parents ayant fait la fameuse guerre. Il répond qu’ils ont fait pire: «Nous avons manqué à l’humanité.»
Et puis il y a ces passages qui parlent à la française vivant à l’étranger que je suis. D’une manière tellement forte que, je l’avoue, j’ai dû arrêter de respirer quelques secondes après les avoir lus, et les ai relus, plus posément pour comprendre ce qui m’avait profondément dérangée dans la lecture.
Par exemple, celui-ci.
« La France m’exaspérait avec son grand F emphatique, le F majuscule comme le prononçait de Gaulle, et maintenant comme plus personne n’ose le prononcer. Cette prononciation du grand F, plus personne n’y comprend rien. J’en ai assez de ce grand F dont je parle depuis que j’ai rencontré Victorien Salagnon. J’en ai assez de cette majuscule de travers, mal conçue, que l’on prononce avec un sifflement de menace, et qui est incapable trouver toute seule son équilibre : elle penche à droite, elle tombe, ses branches asymétriques l’entraînent ; le F ne tient debout que si on le retient par la force. Je prononce le grand F à tout bout de champ depuis que je connais Victorien Salagnon, je finis par parler de la France majuscule autant que de Gaulle, ce menteur flamboyant, ce romancier génial qui nous fit croire par la seule plume, par le seul verbe, que nous étions vainqueurs alors que nous n’étions plus rien. Par un tour de force littéraire il transforma notre humiliation en héroïsme : qui aurait osé ne pas le croire ? Nous le croyions : il le disait si bien. Cela faisait tant de bien. Nous crûmes très sincèrement nous être battus. Et quand nous vînmes nous asseoir à la table des vainqueurs, nous vînmes avec notre chien pour montrer notre richesse, et nous lui donnâmes un coup de pied pour montrer notre force. Le chien gémit, nous le frappâmes encore, et ensuite il nous mordit.
La France se dit avec une lettre mal faite, aussi encombrante que la croix du Général à Colombey. On a du mal à prononcer le mot, la grandeur emphatique du début empêche de moduler correctement le peuple de minuscules qui la suit. Le grand F expire, le reste du mot se respire mal, comment parler encore ?
Comment dire ?
La France est une façon d’expirer.
Tout le monde ici pousse des soupirs, nous nous reconnaissons entre nous par ces soupirs, et certains las de trop de soupirs s’en vont ailleurs. Je ne les comprends pas ceux qui partent ; ils ont des raisons, je les connais, mais je ne les comprends pas. Je ne sais pas pourquoi tant de Français vont ailleurs, pourquoi ils quittent ce lieu d’ici que je n’imagine pas laisser, je ne sais pas pourquoi ils ont tous envie de partir. Pourtant ils s’en vont en foule, ils déménagent avec une belle évidence, ils sont presque un million et demi, cinq pour cent loin d’ici, cinq pour cent du corps électoral, cinq pour cent de la population active, une part considérable d’entre nous, en fuite.
Jamais je ne pourrais partir ailleurs, jamais je ne pourrais respirer sans cette langue qui est mon souffle. Je ne peux me passer de mon souffle. D’autres le peuvent, semble-t-il, et je ne le comprends pas. Alors je demandai à un expatrié, revenu quelques jours en vacances, juste avant qu’il ne reparte là où il gagnait beaucoup plus d’argent que je n’ose en rêver, je lui demandai : « Tu n’as pas envie de revenir ? » Il ne savait pas. « Tu ne regrettes pas la vie d’ici ? » Car je sais qu’ailleurs on aime la vie d’ici, ils le disent souvent. « Je ne sais pas, me répondit-il, l’œil vague, je ne sais pas si je reviendrai. Mais je sais (et là sa voix se fit ferme, et il me regarda en face) je sais que je serai enterré en France. »
Je ne sus quoi répondre tant j’étais surpris, encore que répondre ne soit pas le mot : je ne sus comment continuer d’en parler. Nous parlâmes d’autres choses, mais depuis j’y pense toujours.
Il vit ailleurs, mais veut être mort en France. J’étais persuadé que le corps mort, frappé d’ataraxie et de surdité, d’anosmie, d’aveuglement, et d’insensibilité générale, était indifférent à la terre où il se dissout. Je le croyais, mais non, le corps mort encore tient à la terre qui l’a nourri, qui l’a vu marcher, qui l’a entendu bredouiller ses premiers mots selon cette façon particulière de moduler le souffle. Bien plus qu’une façon de vivre, la France est une façon d’expirer, une façon de presque mourir, un sifflement désordonné suivi de minuscules sanglots à peine audibles.
La France est une façon de mourir ; la vie en France est un long dimanche qui finit mal.
Cela commence tôt pour un sommeil d’enfant. La fenêtre est brusquement ouverte, les volets poussés, et la lumière vient dedans. On sursaute en plissant les yeux, on voudrait se renfoncer sous le drap maintenant tout froissé par la nuit, qui ne correspond plus à la couverture, mais on nous demande de nous lever. On se lève les yeux bouffis, on avance à petits pas. Les tartines sont taillées dans un large pain, on les trempe, et ce spectacle est un peu dégoûtant. Il faut finir le grand bol que l’on porte à deux mains, et que l’on laisse longuement devant le visage.
Les habits neufs sont étendus sur le lit, ceux que l’on ne met pas souvent, pas assez pour les assouplir et les aimer mais il faut les mettre et veiller à ne pas les froisser ni les salir. Ils ne sont jamais tout à fait de la bonne taille car on ne les use pas et ils durent trop. Les chaussures sont trop étroites d’avoir été si peu portées, leurs bords non assouplis blessent les chevilles, et le tendon derrière, là où se trouent les chaussettes.
On est prêt. La gêne et les douleurs ne se voient pas, l’ensemble vu du dehors est impeccable, on ne peut nous faire aucun reproche. On passe le cirage sur les chaussures, déjà elles font mal, mais peu importe. On marchera peu.
On va à l’église ; on va à l’assemblée — « on » c’est personne en particulier. On va ensemble et cela serait dommage que l’on soit absent. On se lève, on s’assoit, on chante comme tout le monde, très mal, mais il n’est pas d’autre fuite que de n’être pas ensemble, alors on reste, et on chante, mal. Sur le parvis on échange des politesses ; les souliers font mal.
On achète des gâteaux que l’on fait ranger dans un carton rigide, blanc, très net. On tient le carton par le bolduc qui fait boucle au centre, dans un geste délicat. On avancera sans le secouer car dedans cohabitent de petits châteaux de crème, de caramel et de beurre. Ce sera l’achèvement du repas considérable qui déjà mijote.
C’est dimanche, les souliers font mal, on prend place devant l’assiette que l’on nous a désignée. Tout le monde s’assoit devant une assiette, tout le monde a la sienne ; tout le monde s’assoit avec un soupir d’aise mais ce soupir ce peut être aussi un peu de lassitude, de résignation, on ne sait jamais avec les soupirs. Personne ne manque, mais peut-être voudrait-on être ailleurs ; personne ne veut venir mais l’on serait mortifié si l’on ne nous invitait pas. Personne ne souhaite être là, mais l’on redoute d’être exclu ; être là est un ennui mais ne pas y être serait une souffrance. Alors on soupire et l’on mange. Le repas est bon, mais trop long, et trop lourd. On mange beaucoup, beaucoup plus que l’on ne voudrait mais l’on ressent du plaisir, et peu à peu la ceinture serre. La nourriture n’est pas qu’un plaisir elle est aussi matière, elle est un poids. Les souliers font mal. La ceinture s’enfonce dans le ventre, elle gêne le souffle. Déjà, à table, on se sent mal et on cherche de l’air. On est assis avec ces gens-là pour toujours et on se demande pourquoi. Alors on mange. On se le demande. Au moment de répondre, on avale. On ne répond jamais. On mange.
De quoi parle-t-on ? De ce que l’on mange. On le prévoit, on le prépare, on le mange : on en parle toujours, ce que l’on mange occupe la bouche de différentes façons. La bouche, en mangeant, on l’occupe à ne rien dire, on l’occupe pour ne plus pouvoir parler, à combler enfin ce tuyau sans fond ouvert sur dehors, ouvert sur dedans, cette bouche que l’on ne peut boucher, hélas. On s’occupe à la remplir pour se justifier de ne rien dire.
(….)"
J’ai mis un peu de temps à comprendre pourquoi ou comment la langue d’Alexis Jenni m’avait transformée aussi. Sûrement parce que sa vision de la France est en partie la mienne. Sûrement parque que les questions qu’il se pose, depuis que je ne vis plus en France, je me les pose avec encore plus d’acuité qu’auparavant quand j’y vivais.
En tous les cas, ce n’est pas un livre à ignorer, que l’on vive en France ou pas.
Parce qu’il est honnête, en partie, mais aussi parce qu’il nous bouscule, et c’est bien de se faire bousculer par un livre. C’est moins douloureux que l’on ne croit tout en étant plus important qu’on ne l’imagine.
Pour faire un très mauvais jeu de mots, le coup de génie de Jenni, avec ce livre, ne peut être ignoré.
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